Quelles réalités et technologies derrière la sûreté nucléaire ?

Enjeu de sécurité nationale et de souveraineté industrielle, la sûreté nucléaire met en jeu toute une série de dispositions techniques ou organisationnelles et de technologies sophistiquées.

Toutes les étapes du cycle industriel des centrales nucléaires sont critiques. Dans ce domaine, derrière son chef de file EDF, la filière nucléaire française, relancée par les ambitions de l’Etat, ne manque pas d’atouts.

« Les sujets NRBC, civils comme militaires, touchent à la sécurité nationale ; la maitrise des technologies dédiées est donc aussi une question de souveraineté ». La déclaration n’émane pas de n’importe qui : elle est de Bruno Vallayer, le président de Bertin Technologies, ETI qui fournit à EDF, comme d’ailleurs aux autres acteurs de l’industrie nucléaire dans le monde, des équipements de détection nucléaire pour protéger les personnes qui travaillent dans les centrales nucléaires (radioprotection), ou pour vérifier qu’il n’y a pas de contamination dans l’environnement (air, eau, sol), ou encore pour surveiller le niveau de radioactivité dans les bâtiments-réacteurs.

L’industrie nucléaire présente en effet un risque spécifique, lié aux substances radioactives qu’elle utilise. Maîtriser ce risque est l’objectif de la « sûreté nucléaire ». Celle-ci recouvre ainsi l’ensemble des dispositions techniques et des mesures d’organisation prises en vue de prévenir les accidents ou d’en limiter les effets. Des dispositions qui portent sur la conception, la construction, le fonctionnement, l’arrêt et le démantèlement des installations nucléaires, ainsi que sur le transport des substances radioactives. La « radioprotection » désigne, quant à elle, l’ensemble des règles, des procédures et des moyens de prévention et de surveillance visant à empêcher ou à réduire les effets nocifs des rayonnements ionisants sur les personnes et sur l’environnement. Enfin, la « sécurité nucléaire » englobe, plus largement, la sûreté nucléaire et la radioprotection, mais aussi la prévention et la lutte contre les actes de malveillance, ainsi que les actions de sécurité civile en cas d'accident.

Autrement dit, il s’agit à la fois d’assurer des conditions de fonctionnement normal de l’installation sans exposition excessive des travailleurs aux rayonnements ionisants ni rejets excessifs de radioactivité dans l’environnement, de prévenir les incidents et accidents et, en cas d’incidents ou d’accidents, de limiter les effets sur les travailleurs, les populations et l’environnement. La France occupe en effet une position singulière sur ces sujets, avec des savoir-faire reconnus tout particulièrement en matière de sûreté nucléaire et de radioprotection, tant du fait de son parc nucléaire civil que de son statut de puissance nucléaire militaire.

Des techniques et des technologies sophistiquées

Depuis les années 1970, le concept de « défense en profondeur » s’est imposé. Il se concrétise par la mise en place dans les centrales de lignes de défense successives, destinées à empêcher la dispersion de la radioactivité. Par ailleurs, dès la conception, un réacteur nucléaire est doté d’une série de trois barrières étanches successives (notamment en acier et en béton armé) et sa marche est contrôlée avec précision ; en cas de situation anormale, le réacteur est arrêté en quelques secondes.

La sûreté nucléaire repose également sur la redondance (tous les systèmes de sûreté sont doublés ou triplés, voire quadruplés comme dans le cas de l’EPR), la diversification des matériels de sécurité (pour éviter qu’une défaillance unique n’affecte plusieurs systèmes) et la séparation physique des différents systèmes. Au niveau de l’exploitation, la maintenance, les retours d’expérience, les progrès technologiques et les contrôles permettent d’améliorer la défense en profondeur. Plusieurs systèmes de sûreté sont également prêts à intervenir en cas de situation accidentelle : circuit de secours d’alimentation en eau, système d’injection de bore pour refroidir le cœur en cas de fuite d’eau, circuit d’aspersion de l’enceinte pour faire baisser la pression et la température dans le bâtiment réacteur...

C’est l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), créée par la loi du 13 juin 2006, qui assure, au nom de l’État, le contrôle de la sûreté nucléaire et de la radioprotection des activités nucléaires civiles en France. Elle s’appuie notamment pour cela sur les travaux de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire), expert public en matière de recherche et d’expertise sur les risques nucléaires et radiologiques. Seule habilitée à autoriser la mise en service ou la poursuite de l’exploitation d’une centrale nucléaire en France, l’ASN effectue des contrôles stricts et réguliers.

Un enjeu de souveraineté

La sûreté nucléaire concerne ainsi toutes les phases du cycle industriel d’une centrale : conception, fabrication des matériels, construction des installations, exploitation, contrôle et maintenance, démantèlement, assainissement, traitement et stockage des déchets. Rien ne doit être laissé au hasard. Et derrière toutes les technologies mises en œuvre, il existe un réel enjeu de souveraineté industrielle. A chaque étape, la dépendance vis-à-vis d’entreprises étrangères représente en effet un vrai risque, comme l’a montré le bras de fer engagé en 2016 par General Electric avec EDF, après le rachat d’Alstom Power en 2015, sur l’entretien des 58 turbines Arabelle qui font tourner nos centrales. Framatome, chaudiériste nucléaire appartenant à EDF, fournisseur d'équipements, de services et de combustible français, a ainsi récemment décide de relocaliser une partie de ses activités en France. Il devrait ainsi produire des internes de cuves de réacteurs nucléaires sur le site du Creusot pour mi-2026. « Nous avons décidé d’internaliser la réalisation des internes de cuves que nous faisions fabriquer jusqu’à présent à l’étranger », explique Laurent Gless, directeur du site Framatome au Creusot (Saône-et-Loire). « Nous voulons gagner en souveraineté, en délai, en qualité, mais aussi en flexibilité en ramenant cette activité au Creusot. »

Dans la sûreté nucléaire, chaque élément est en effet critique et doit être parfaitement contrôlé. C’est le cas par exemple pour les technologies de radioprotection. Toutes les personnes intervenant en zone nucléaire sont formées et protégées pour réaliser leurs missions grâce à une tenue de protection adaptée et à une surveillance des rayonnements reçus. Cette surveillance fait appel à des appareils de mesure spécifiques tels que les portiques de contrôle en sortie de zone nucléaire ou de site ou encore les dosimètres (qui mesurent la dose reçue en temps réel pendant une mission et enregistrent les doses comptabilisées chaque mois).

Un domaine où la souveraineté française a aussi été mise en difficulté ces dernières années par le rachat américain de savoir-faire français : « le leader mondial dans le domaine de la radioprotection et de la mesure de la radioactivité est en effet une entreprise américaine qui a racheté récemment plusieurs sociétés d’excellence françaises, écrasant toute la concurrence. Mais Bertin fait partie des entités françaises qui tiennent bon », confirme Bruno Vallayer. Bertin Technologies est également leader européen de la fabrication d’équipements NRBC et notamment de capteurs permettant aux pompiers, aux forces de l’ordre ou aux soldats d’opérer dans un environnement complexe, d’anticiper un risque et de s’en protéger.

Une filière d’excellence en France qu’il s’agit de protéger

Derrière EDF, chargé par l’Etat de relancer et de restructurer la filière nucléaire française, quelques grands groupes, une vingtaine d’ETI et près de 3.000 PME-TPE participent ainsi à l’aventure du nucléaire civil français. Une filière d’excellence dont l’expertise est reconnue dans le monde entier. C’est le cas également par exemple du groupe Gorgé, dont la filiale Baumert, spécialiste des portes et cloisonnements techniques, est le leader mondial des portes neutroniques. La société équipe ainsi 90% des portes installées au sein des 58 réacteurs du parc français.

Autres filiales de Gorgé, Seres Technologie intervient de son côté dans la prévention des risques nucléaires, tandis qu’ECA est l’un des seuls acteurs mondiaux à offrir des systèmes de drone opérant dans tous types d’environnements, y compris ceux soumis à de fortes radiations. Autre exemple parmi d’autres de l’excellence de la filière nucléaire française, Assystem, fondé en 1966 pour accompagner la mise en service et le démarrage du parc nucléaire français, a accumulé plus de 50 années d’expérience dans ce secteur complexe et extrêmement réglementé. Le groupe est aujourd’hui reconnu comme l’un des tout premiers ingénieristes nucléaires au monde. La question des compétences est clairement un sujet sensible pour le gouvernement, qui n’a pas hésité récemment à interdire la vente des entreprises Segault et Velan SAS à l’américain Flowserve pour ne pas voir partir à l’étranger des brevets et des compétences critiques pour la souveraineté française en matière de fabrication de réacteurs nucléaires (pour les SNLE français en l’occurrence.  

Avec le soutien de l’Etat et derrière son chef de file EDF, la filière nucléaire française a donc tous les atouts industriels et technologiques pour répondre à la volonté politique, aujourd’hui affirmée, de développer l’énergie nucléaire – une énergie fiable, décarbonée et peu chère – afin d’assurer notre transition vers la neutralité carbone et l’indépendance énergétique en toute sécurité. Et sur ce dernier sujet, l’expertise française est probablement la meilleure au monde, à condition de la protéger des appétits étrangers.